La Philippide

Extrait de « la Philippide » de Guillaume le Breton (Texte complet).
Traduit du Latin par François Guizot.

Chant Dixième

[...]

Déjà le méchant Othon avait dressé ses tentes sur les bords de l’Escaut ; et Mortagne, ne pouvant contenir tant de corps d’armée, les autres établirent leur camp en toute hâte dans des lieux plus éloignés, couvrant leurs tentes de joncs et de paille. Les uns se défendaient du soleil et de la pluie, seulement avec des branches d’arbres ; les autres s’emparaient des cabanes dans les champs, en en chassant les habitans, disant qu’ils avaient droit pour le moment sur les choses qui ne leur appartenaient pas, et pensant, selon l’usage de la guerre, que tout leur était permis.

Les frontières de notre royaume furent plus particulièrement frappées de terreur par le beau-père d’Othon, Henri, à qui le Brabant fournissait mille escadrons et plus, le Brabant, dont le peuple est cruel dans les combats et accoutumé au maniement des armes, autant que tout autre peuple du monde.

D’un autre côté, le duc de Lorraine animait à la guerre ses Lorrains, pleins de fourberie, qui déploient leurs bannières dans les airs, et qui, ayant toujours à la bouche le langage d’hommes simples, sont loin cependant de se montrer dans leur conduite également dépourvus de finesse. Située entre le pays des Gaules et celui des Teutons, leur terre, belle et féconde, les nourrit de ses produits abondans, en ces lieux où la Moselle, située seulement à quelques milles de la Meuse, arrose de ses belles eaux les villes de Toul, de Metz et de Trèves. Ce fut dans celle-ci que Ricciovaire, qui remplissait les fonctions de gouverneur sous l’empereur Maximien, arriva jadis du pays des Vosges, et fit périr à la fois et plonger tous ensemble dans les abîmes des eaux tant de saints dévoués à la loi du Christ, que la Moselle s’étonna d’en devenir toute rouge, et que le sang des saints fit changer la couleur de ses ondes.

Le duc de Limbourg conduit aussi un corps de troupes, formé de gens des Ardennes, et cependant son fils même, Galerand, n’a point consenti, comme son père, à se déclarer pour le parti d’Othon, ne voulant point perdre l’amitié du roi des Français.

Les Saxons furieux marchent avec leur duc et prennent les armes d’autant plus volontiers, qu’Othon lui-même a été autrefois leur compatriote et était uni à eux par le même sang, lorsqu’il n’était pas encore roi et n’avait pas été élevé aux faisceaux de l’empire.

Dortmund aussi envoya le comte Conrad, aux ordres duquel obéissent les enfans du pays de Westphalie et des contrées que la Roer arrose de ses eaux poissonneuses ; et toi aussi, Gérard, tu te réjouis de quitter Randeradt, ta patrie, pour aller à la guerre éprouver les rigueurs des armes françaises.

Le comte Othon vint pareillement du Tecklenbourg, et le pays d’Utrecht envoya aussi au secours d’Othon ce comte que les Teutons ont appelé le Velu, Utrecht, située aux lieux où la Meuse, se jetant dans un plus grand fleuve, ne perd pas cependant son nom, et, osant enlever au Rhin la moitié du sien, prend celui de Rhin-Meuse. Philippe, comte de Namur, encore à la fleur de son âge, et parent du roi, portait cependant les armes contre lui, quoique Pierre, son père, depuis long-temps comte d’Auxerre et de Nevers, tînt pour le parti du roi. Ce Philippe ayant été par la suite appelé au trône de Constantinople, reçut de la main du pape le diadème impérial ; mais il ne put parvenir à s’asseoir sur le trône sacré, et fut fait prisonnier à Durazzo par le prince des Comans.

A toi, comte de Boulogne, demeure étroitement uni Hugues, qui était né pour commander au château de Boves ; mais il aima mieux se faire l’ennemi du roi et vivre dans l’exil, que jouir d’une douce paix et se soumettre au roi. Épris d’amour pour une courtisane, tu faisais entrer sa sœur dans ta couche, et la conduisais en tous lieux en ces temps de guerre ; et elle, quoique d’une illustre naissance, se mettant à ta solde, abandonnait son époux, et privait notre camp de sa présence.

Le frère du roi des Anglais, aux ordres duquel le pays de Salisbury se soumet avec joie, amène aussi à l’armée trois fois trente mille hommes de la nation anglaise ; et toi, comte de Boulogne, te confiant en ces forces, et te reposant sous leur ombre, tu oses promettre à Othon une victoire dont il est indigne.

Qui pourrait compter la force du bataillon de la ville d’Ypres et énumérer les milliers de compagnies que vomit la ville de Gand en ouvrant ses portes ? Qui pourrait dire combien de troupes envoyèrent le Belge et les Blavotins furieux, et la ville de Lille, et les terribles Isengrins, combien de milliers d’hommes couvrirent les campagnes, armés et envoyés par Bruges et par Oudenarde, qui s’était associée à Courtrai, sa voisine, pareille en forces, et vouée à la même foi ; combien d’escadrons de cavaliers la Flandre souleva dans ses villes et dans ses campagnes pour les armer contre le roi, se souvenant en son cœur des châtimens qu’elle avait reçus, l’année précédente, et des pertes que le roi Philippe lui avait fait éprouver, en juste retour de ses fautes, lorsque Ferrand recevait des Anglais des sommes d’argent, que maintenant encore il emploie méchamment, sans que les malheurs l’aient corrigé ?

Ces hommes, et beaucoup d’autres encore, qu’il serait trop ennuyeux d’énumérer, la Flandre les fournit au comte Ferrand comme auxiliaires, afin qu’il paraisse pouvoir à lui seul, et en toute sécurité, se mesurer avec le roi et les siens, car ses forces surpassent de plusieurs milliers d’hommes les forces du roi ! Mais, se confiant en Dieu et en la justice de sa cause, la bouillante valeur des Français ne s’arrête pas à compter le nombre de ses ennemis.

Parmi les Français, l’un des premiers était le seigneur des Barres qui, par sa vaillance, tenait à lui seul la place d’un grand nombre d’autres, et avec lui étaient encore Gérard Scropha et Pierre de Mauvoisin, qui tenait ferme comme la pierre, de fait aussi bien que de nom. Je ne vous oublierai point, toi, Gui des Roches, ni toi non plus, Galon de Montigny, toi, dont le courage est inébranlable autant qu’une montagne, et qui portais en ce jour la bannière royale. Hugues de Mareuil et son frère Jean, Pierre, seigneur du pays de Rumigny, marchant avec deux cents chevaliers tout au plus, tels que les produit la terre de Champagne, animés d’un même esprit, formaient ensemble une seule troupe.

Les hommes illustres que tu as amenés avec toi de Montmorency, ô Matthieu, le comte Jean de Beaumont, Ëtienne, qui tire de Sancerre son surnom et son origine, homme illustre, et qui se tient pour le second après le roi par l’élévation de sa naissance, Michel, seigneur des Harmes, et Hugues Malaune, se groupent en un seul corps, à la suite des Champenois.

Suivi de son fils, le vieux Robert conduit autant de chevaliers qu’il a pu en rassembler contre les Anglais qui retenaient l’un de ses fils dans une dure captivité. Il est accompagné par l’évêque de Beauvais, son frère, tous deux issus de la race royale : avec eux sont encore l’évêque de Laon et Gaucher, qui naguère s’honorait du comté de Châtillon, et est décoré maintenant de celui de Saint-Paul, chevalier aussi célèbre que tout autre dans le maniement des armes.

Les gens du Ponthieu suivent à la guerre leur comte d’une naissance illustre par ses aïeux ; il tient encore à une race d’un sang beaucoup plus illustre par sa femme, sœur de l’auguste roi Philippe, qui avait été épouse de Richard, et que Richard rendit autrefois à son frère Philippe, sans s’être uni à elle, lorsqu’il voulut épouser la fille du roi de Navarre.

Thomas, noble héritier de Saint-Valery, seigneur de Gamaches, tenant encore plusieurs bourgs et un grand nombre de châteaux, illustre par sa puissance et plus illustre par sa naissance, conduit à la guerre cinquante chevaliers et deux mille servans d’armes, hommes audacieux, remplis de courage et de force de corps.

Jean, vigoureux comme un chêne, et son frère Thomas, sont dans la compagnie du roi et demeurent constamment à ses côtés ; avec eux sont encore Étienne, seigneur de Longchamp, et les soixante et dix chevaliers qu’a envoyés la terre de Neustrie, la Neustrie fidèle sans doute et même très-fidèle au roi, si elle savait mieux réprimer les écarts de sa langue déchaînée contre lui.

Au milieu d’un grand tumulte, Eudes de Bourgogne conduit à l’armée les vaillans guerriers que sait produire la terre de Bourgogne, richement dotée par la nature. La crainte et le respect qu’inspirent sa valeur et sa renommée se répandent au loin dans une immense étendue de pays, car seul et quoique absent, il tient sous ses lois et effraie par son nom seul les peuples au milieu desquels serpente la rivière du Doubs, située au-delà de la Saône, le pays qui s’étend au-delà du Rhône jusqu’à Vienne, les habitant de Pontarlier, enrichis par une grande quantité de sapins, et placés près des gorges de la montagne dans laquelle le Doubs prend sa source, ceux de Salins, établis dans une étroite vallée, auxquels une eau tirée (chose merveilleuse !) de deux puits et épurée par un feu ardent fournit un sel dont se servent les habitans de la vallée de Besançon, pour assaisonner leurs mets ; les citoyens de Langres et des Vosges, qui touchent aux frontières de l’Allemagne, tout le territoire qui s’étend depuis le pays de France jusqu’au pays des Alpes, et enfin toute cette contrée couverte d’aspérités et de montagnes, qui produit cependant des grains, des denrées et du vin en abondance, et couvre les bords du lac Léman de jolies villes et de nombreux villages. Ce lac est traversé d’une course rapide par le fleuve du Rhône, qui coule au milieu de ses eaux sur une longueur de trente lieues, borné des deux côtés par ces mêmes eaux, de telle sorte que les ondes immobiles du lac ne mettent point obstacle à la marche de celles du fleuve, que le fleuve dans son impétuosité n’entraîne point après lui le lac immobile, qu’enfin les eaux du fleuve ne s’unissent point à celles du lac, ni les eaux du lac à celles du fleuve ; de même Aréthuse, fuyant pour échapper aux transports d’Alphée, coule du rivage de l’Elide jusqu’à celui de la Sicile, et là, sortant de nouveau, elle arrose d’une course paisible les champs de la Sicile, se rend agréable aux habitans autant par sa beauté qu’en répandant autour d’elle la fertilité, et tandis qu’elle coule doucement sur une grande longueur, l’amère Doris ne confond point ses ondes à selles d’Aréthuse, et l’âcreté des ondes salées n’altère point la vertu de ses eaux, qui conservent leur douceur.

Transporté de la passion de la guerre, le duc de Bourgogne aborde le roi, en lui adressant ces quelques mots : « Cette fois du moins nous travaillerons jusqu’à ce que nous ayons atteint les ennemis ; car, quoiqu’il soit pénible de quitter si souvent sa patrie, nous sommes encore plus fâchés d’y retourner sans avoir combattu. »

Muse, pourquoi taisons-nous les noms du jeune Gautier, de Barthelemy, de Guillaume de Garlande. Est-ce parce qu’ils demeurent toujours auprès du roi, en paix aussi bien que dans la guerre, et parce qu’il est rare que le roi aille sans eux en quelque lieu que ce soit ? Ce que tout le monde sait, il est inutile de le rappeler. Ces hommes sont plus assidus que les autres auprès du roi, et l’assistent sans cesse de leurs conseils et de leurs guerriers, autant qu’il est donné à chacun de pouvoir en entretenir à ses frais.

Cependant la vieille comtesse, fille du roi de Portugal, que l’on appelait reine pour ce motif seulement, et qui était en outre sœur du père de Ferrand, desirant, selon l’habitude des habitans de l’Espagne, être instruite des choses de l’avenir, consulta les sorciers qui pratiquent un art qui nous est inconnu. Elle même cependant n’ignorait pas, à ce que je pense, les prestiges que Tolède la devineresse a coutume d’enseigner aux Espagnols. S’étant donc fait tirer le sort, elle mérita d’être séduite par cette réponse problématique, dans laquelle la vérité se cachait sous des paroles ambiguës : « Le roi renversé de cheval par une grande foule de jeunes gens, sera écrasé sous les pieds des chevaux, et il ne lui arrivera point d’être inhumé : à la suite de la bataille, le comte, traîné sur un char, au milieu de bruyans applaudissements, sera reçu à Paris par les citoyens. » Après cette réponse, Ferrand, rendu plus audacieux, invoqua la guerre avec une nouvelle fureur, ne comprenant point l’énigme contenue sous ces paroles obscures, et se plaisant à bercer son cœur ambitieux de vaines espérances, comme s’il eût voulu que Crésus ne fût pas le seul à être trompé par la réponse ambiguë d’un oracle. Othon tint ensuite une conférence secrète avec le comte Ferrand et le comte de Boulogne, leur révéla ses espérances, et admit aussi les chefs les plus considérables à entendre son discours :

« Si le roi des Français seulement n’était pas présent, nous pourrions nous estimer en sécurité contre tout autre ennemi de ce monde, et soumettre à nos glaives l’univers tout entier. Mais lui seul prenant parti contre nous, et ayant presque toujours défendu la cause du clergé comme sa propre cause, le Pape ose par suite nous frapper d’anathème et délier nos grands de la fidélité qu’ils nous doivent. Se portant pour l’ami du roi de Sicile, il ose diriger ses forces contre notre empire, il livre sans cesse de nouvelles attaques à notre famille, et ne craint pas de déshériter le roi Jean lui-même, qui dans son extrême générosité fait pleuvoir sur nous ses richesses et ses dons. C’est donc contre celui-là seul qu’il convient que nous dirigions tous nos efforts ; c’est lui qu’il faut tuer le premier de tous, lui qui seul oppose une barrière à nos succès, qui seul nous résiste et se fait notre ennemi en toutes choses. Aussitôt qu’il sera mort, vous pourrez à votre gré enchaîner tous les autres, soumettre le royaume à notre joug, et le partager de telle sorte, que toi, Renaud, tu t’empares de Péronne et de tout le Vermandois : toi, Ferrand, nous te concédons Paris ; que Hugues s’empare de Beauvais, que le héros de Salisbury prenne Dreux, que Gérard prenne Château-Landon et le Gâtinais, que Conrad possède Mantes avec le Vexin, que les autres grands prennent chacun ce qui lui conviendra, que nul d’entre eux ne s’en aille sans avoir reçu un don de moi. Je veux en outre que la ville de Sens et le fertile territoire qui s’étend depuis la rivière d’Yonne jusqu’aux lieux où le Loing se jette dans le fleuve de la Seine, et le pays enfin qui est situé entre Moret et Montargis, soient livrés au comte Hervey pour être possédés par lui, puisque déjà notre oncle les lui a concédés par avance.

Quant aux hommes du clergé et aux moines, que Philippe exalte tellement, qu’il aime, protége et défend de toute la vivacité de son cœur, il faut, ou que nous les mettions à mort, ou que nous les déportions, de telle sorte qu’ils ne soient plus qu’un petit nombre, que leurs ressources soient suffisamment réduites, et qu’ils ne vivent plus que du petit produit des offrandes. Que les chevaliers, ceux qui prennent soin des affaires publiques, et qui, soit en combattant, soit dans la paix, assurent le repos des peuples et du clergé, possèdent les campagnes et reçoivent de larges dîmes. Le jour en effet où le Père des pères me décora pour la première fois du diadème impérial, je promulguai une loi, et je voulus qu’elle fût rédigée par écrit et exécutée rigoureusement dans le monde entier, ordonnant par cette loi que les églises ne posséderaient que les dîmes et les présents des offrandes, et qu’elles nous abandonneraient les campagnes et les domaines des champs, pour assurer la subsistance du peuple et la solde des chevaliers.

Maintenant, puisque le clergé ne veut pas m’obéir, en se soumettant à cette loi, ne dois-je pas appesantir ma main, et ne suis-je pas fondé à lui retirer les grandes dîmes et ses domaines ? Ne puis-je pas ajouter une nouvelle loi à la loi de Charles Martel, qui ne voulut pas enlever aux clercs leurs terres ? S’il leur retira les dîmes, ne me sera-t-il pas permis aussi de leur ôter les terres aussi bien que les dîmes, moi qui puis faire des lois, changer les droits, moi qui seul possède l’empire du monde entier ? Ne me sera-t-il pas permis d’enchaîner le clergé par une loi telle qu’il sache se contenter des choses qui lui seront offertes et des prémices des champs, apprenant enfin à devenir plus humble et moins superbe ? Combien il sera plus utile et plus avantageux, lorsque j’aurai ainsi rétabli la justice, que le chevalier rempli d’activité possède ces champs, bien cultivés, ces terres abondantes en toutes sortes de délices et de richesses, à la place de cette race paresseuse, née seulement pour consommer les grains, qui vit d’oisiveté, qui se dessèche à l’ombre et sous les toits des maisons, au Heu de ces hommes qui vivent inutiles, ci dont l’unique occupation est de s’adonner à Bacchus et à Vénus, dont la crapule fait gonfler les membres incessamment engraissés et charge le ventre d’un énorme embonpoint ? Aussi, et dès que le pape se déclara rebelle envers moi, quand je publiai la loi dont je viens de parler, lui enlevai-je sur-le-champ Montefiascone, Aquapendente, Bitillia, Radicofani, le château de San-Quirino, les remparts de Viterbe, Civita-Vecchia, d’innombrables villages et beaucoup d’autres châteaux, qui environnent de toutes parts la riche ville de Rome, me montrant plus fort que lui et beaucoup plus puissant par mes armes, que je tiens encore et tiendrai long-temps en mes mains, en dépit de lui, et quoiqu’il prétende me ravir l’empire et ose promettre à Frédéric ce qui m’appartient à bon droit.

Maintenant nous n’avons pas même le temps de nous arrêter à tenir conseil. Voici, le chef des enfants de la France a laissé derrière lui le pont de Bovines. Aujourd’hui même il établira son camp sous les murs de Tournai, près des eaux du fleuve de l’Escaut ; et quoique ceux qui portent les armes pour lui fassent à peine le tiers de notre chevalerie, voilà, ils viennent à nous pour nous attaquer, ils n’attendent point que nous marchions sur eux, tant ce chef a de courage, tant est grande la présomption du chevalier français, qui n’hésite jamais à braver toute sorte de péril ! Ce qu’ils disent, ce qu’ils font, sera bientôt transmis à nos oreilles par le rapport fidèle d’un espion véridique. Ils ignorent, à ce que je crois, combien de porte-bannières suivent nos armées, quelle est la force des corps de troupe de notre nation, combien de comtes et de ducs marchent avec nous, quelle est la fureur des Teutons dans les combats, avec quelle violence ils font rouler leur glaive dans l’air, combien sont rudes les coups qui partent de leurs corps revêtus de fer ! Qu’ils viennent donc, afin que nous leur apprenions toutes ces choses par le fait, et que le Parisien ne rougisse pas d’être instruit par le Saxon. »

Il dit, et tous les grands lui promettent d’une voix unanime qu’il en sera ainsi qu’il l’espère, tous lui jurent d’exécuter fidèlement tout ce qu’il a dit. Et, afin que chacun puisse mieux se préserver de tout péril et distinguer par un signe certain son compagnon de son ennemi, chacun place aussitôt une croix sur son dos et sur sa poitrine, et en même temps les mains des hommes de pied et du moindre des serviteurs se chargent de petites cordes, de lacets et de liens de toute espèce, afin de pouvoir plus facilement enchaîner les Français, qu’ils tiennent déjà pour vaincus, et qu’ils espèrent pouvoir garotter dès la première rencontre. Le roi en effet acquit la certitude de tous ces détails par un certain religieux d’une fidélité non douteuse, envoyé en secret dans son camp par le duc de Louvain, la nuit même qui précéda le jour de la bataille. Car ce duc, quoiqu’il fût le beau-père d’Othon et son fidèle, avait tout récemment reçu pour femme la fille du roi, et son messager apprit à celui-ci que le chemin était fort embarrassé d’épaisses plantations de saules, qu’il y avait un marais fangeux, dont les joncs pointus et piquans empêchaient de passer à travers les champs de Mortagne, et où les chevaux et les chariots auraient beaucoup de peine à trouver un chemin.

Aussitôt le roi change ses résolutions, et ne communique ce changement qu’à un petit nombre de personnes, afin qu’Othon ne puisse se vanter de nouveau de savoir toutes choses. Il dit : « Le chemin pourrait être dangereux pour les chariots à quatre roues et pour les chevaux, et quel homme de pied voudrait marcher ou combattre sans eux ? Loin de nous une telle pensée ! que les Teutons combattent à pied ; vous, enfants de la Gaule, combattez toujours à cheval. Que nos bannières reviennent sur leurs pas, passons au-delà de Bovines, allons gagner les plaines de Cambrai, d’où nous pourrons marcher plus facilement sur les ennemis. Dieu me garde de revoir les champs de ma naissance, avant que le Français, triomphant sous mes ordres, aient réfuté les paroles d’Othon, afin que le Parisien donne des leçons au Saxon, plutôt que le Saxon se puisse vanter que c’est à lui d’instruire le Parisien ! Et toi, duc Eudes, qui te plains de venir si souvent à la guerre, qu’un seul jour mette un terme à tes travaux, par la victoire des Français ! »

Il dit, et ayant entendu la messe, ordonne que l’on enlève les tentes, et que l’on retourne vers Bovines dès la première fraîcheur du matin.

Pourquoi, Othon, pourquoi te vanter ainsi ? pourquoi prétendre vainement élever les glaives teutons au dessus des glaives français ? Jadis la Saxe fut longtemps rougie par les glaives des Français, lorsqu’elle subit un juste châtiment par la vengeance de Charles, qui ne permit pas qu’on laissât subsister un seul enfant mâle dont le corps se trouverait plus long que son glaive.

A peine le roi s’était-il éloigné de la vue de Tournai, que l’espion d’Othon se rendit vers son maître, et lui rapporta que Philippe, frappé d’une grande terreur, et tous les Français avec lui, s’en retournaient fuyant vers Péronne. Trompé par cette idée, il trompa de même son seigneur. Celui-ci, concevant en son cœur une vaine joie, saisit aussitôt ses armes, et, dans son transport, laisse les portes derrière lui : toute son armée, sortant en même temps, inonde les campagnes, comme une légion de sauterelles. Ni la forêt obstruée par les branches des saules verdoyans, ni le marais tout couvert de joncs et de fondrières cachées, ni la terre toute fangeuse et salie de boue et de glaïeuls, ne peuvent ralentir leur marche ; ils craignent que les Français n’aient franchi le pont avant qu’ils puissent les atteindre, ils s’encouragent les uns les autres à faire usage de leurs éperons, pour s’avancer d’autant plus promptement ; les imprudens, ils ne redoutent pas leur ruine prochaine, et tombent justement dans le précipice.

Où courez-vous, hommes qui vous jetez ainsi vers la mort ? Votre impétuosité vous servira mal dans le combat. Vous croyez donc que le roi vous tourne ainsi le dos, et n’osera pas se retourner et courir à votre rencontre ? Il ne siérait point que la peur de vous voir le détournât de son chemin, il ne siérait point qu’on pût croire qu’il s’est enfui à cause de vous ; la seule chose qu’il desire, c’est de pouvoir vous rencontrer et vous livrer bataille dans une plaine bien découverte, et en peu d’instans, cette vérité vous sera bien démontrée par le fait.

A la suite de toutes les bannières, Garin s’était mis en marche le dernier. Elu, et non encore consacré dans le siége épiscopal de Senlis, ami particulier du roi, il dirigeait avec lui les affaires les plus difficiles du royaume. Tandis donc que les troupes se portaient en avant, leurs bannières flottant dans les airs, Garin, s’éloignant un peu et secrètement du dernier corps d’armée, se mit à diriger sa marche vers les champs de Mortagne, desirant d’apprendre quelque nouvelle. Puis, lorsqu’il eut fait quelques milliers de pas, s’avançant toujours vers le midi, et suivi d’un petit nombre d’hommes, parmi lesquels était Adam de Melun, il monta sur un tertre que le hasard avait élevé au milieu de la plaine, pour porter au loin ses regards. De là, il vit des corps de troupes se répandant avec ardeur dans la plaine ; il lui était même impossible de les embrasser tous ensemble d’un seul coup d’œil ; et, lorsqu’il eut vu tant de boucliers dont l’éclat le disputait à celui des astres de la nuit, tant de têtes dont les casques répétaient la lumière du soleil, tant de flancs jaunis de la rouille du fer qui les enveloppait, tant de bannières dont le balancement léger agitait les vents, tant de compagnies de cavaliers, tant d’armures de fer, enveloppant les membres vigoureux des chevaux, Garin dit à Adam : « Ils viennent, croyant ne pouvoir nous atteindre assez vite au gré de leurs desirs : toi, demeure enccore sur le haut de cette colline, afin de mieux reconnaître et leur nombre, et leurs intentions, tandis que j’irai moi-même rapporter ces choses à Philippe qui n’en croirait nul autre que moi. »

Il dit, et vole auprès du roi. A peine celui-ci peut-il croire qu’un homme quelconque ose entreprendre une bataille en ce jour saint que Dieu lui-même a consacré spécialement à lui seul. Le roi cependant suspend sa marche, donne ordre que l’on fasse arrêter les bannières qui se portent en avant, et parle en ces termes à ses amis : « Voici, le Seigneur me donne lui-même ce que je desirais. Voici, bien au delà de nos mérites et de nos espérances, la faveur seule de Dieu nous accorde ce qui dépasse tous nos vœux. Ceux que naguère nous nous efforcions d’atteindre à travers de vastes circuits et les nombreux détours des routes, voici, la miséricorde du Seigneur les conduit vers nous, afin que lui - même détruise par nous ses ennemis en une seule fois. Il coupera avec nos glaives les membres de ses ennemis, et se fera de nous des instruments propres à couper ; ce sera lui qui frappera, et nous serons le marteau ; il sera le chef de toute la bataille, et nous serons ses ministres. Je ne doute point que la victoire ne se déclare pour lui, qu’il ne triomphe par nous, que nous ne triomphions par lui de ses propres ennemis, qui lui portent tant de haine. Déjà ils ont mérité d’être frappés par le glaive du Père des pères, ayant osé le dépouiller, priver l’Eglise de ses biens, ayant enlevé les sommes qu’ils emploient maintenant pour leur entretien au clergé, aux moines et aux pauvres de Dieu, dont les malédictions font et feront leur damnation, et dont les plaintes, élevées jusques aux cieux, les forceront à succomber sous nos coups. Au contraire, l’Eglise est en communion avec nous, elle nous assiste de ses prières, et nous recommande en tous lieux au Seigneur. En certains lieux même les clercs prient pour nous avec plus d’ardeur encore, eux qui nous chérissent d’une plus tendre affection. C’est pourquoi, ainsi fortifiés par la force inébranlable de l’espérance, montrez-vous, je vous en prie, ennemis des ennemis de l’Eglise. Que votre combat soit destiné à vaincre, non pour moi, mais pour vous et pour le royaume ; que chacun de vous, en prenant soin du royaume et du diadème, prenne garde aussi à ne pas perdre son propre honneur. Toutefois je desire moins vivement le combat, en ce jour sacré qui ne se verra pas sans horreur souillé de sang. »

Il dit, et les Français, remplis de joie, proclament par leurs cris qu’ils sont tout prêts à combattre pour l’honneur du royaume et du roi. Tous cependant sont d’avis de se rendre jusqu’à Bovines, pour voir s’il ne plaira pas à l’ennemi de respecter le jour sacré et de différer la bataille jusqu’à ce que le lendemain vienne leur rendre la faculté de combattre. D’ailleurs, cette position sera meilleure pour défendre les bagages et tous les autres effets que l’on transporte à la suite d’un camp, attendu qu’elle n’est ouverte d’aucun côté, et que le marais, se prolongeant sans interruption sur la droite et sur la gauche, intercepte la route, et rend tout passage impossible, si ce n’est sur le pont assez étroit de Bovines, par où les quadrupèdes et les bipèdes se peuvent diriger du côté du midi. De ce côté, s’étendent au loin des champs et une belle plaine toute verdoyante des grains de Cérès, et qui, se prolongeant sur une vaste étendue de terrain, atteint à Sanghin du côté du couchant, et à Cisoing vers l’orient ; lieu bien digne en effet d’être souillé de carnage et de sang, puisque l’un et l’autre de ces noms rappellent le sang et le carnage.

Tout aussitôt le roi fait élargir le pont, de telle sorte que douze hommes puissent le traverser en marchant à côté l’un de l’autre, et que les chariots à quatre chevaux puissent y passer avec leurs conducteurs.

Tout près d’une église consacrée sous l’invocation de Pierre, le roi, brûlé par le soleil, se reposait sous l’ombre d’un frêne, non loin du pont, que déjà la majeure partie de l’armée avait franchi, espérant que la bataille serait remise au lendemain ; et le soleil, parvenu à sa plus grande hauteur, annonçait le milieu du jour. Tandis que le roi se disposait à goûter quelques instants de repos, un messager rapide, accourant en toute hâte, s’écrie : « Déjà l’ennemi s’est élancé sur le dernier corps de l’armée : ni les troupes de la Champagne, ni ceux que vous avez envoyés naguère ne suffisent plus à le rejeter en arrière : tandis qu’ils résistent à l’ennemi, et s’efforcent de ralentir sa marche, celui-ci pousse en avant et a fait déjà deux milles sans s’arrêter. »

Emu de ces paroles, le roi se lève aussitôt, entre dans l’église, et place ses armes sous la protection du Seigneur. Bientôt, ayant terminé une courte prière, il sort : « Allons, s’écrie-t-il, allons en toute hâte porter secours à nos compagnons. Dieu ne s’irritera pas, si nous prenons les armes, en un jour sacré, contre ceux qui viennent nous attaquer. Il n’a point imputé à crime aux Macchabées de s’être défendus en un saint sabbat, lorsqu’ils repoussèrent par une sainte victoire les forces de leurs ennemis. Bien plus, il nous convient beaucoup mieux de combattre en ce jour où l’Eglise toute entière adresse pour nous ses supplications au Seigneur, dont nous nous montrons les amis. » Disant ces mots, il revêt son corps de ses armes, s’élance, de sa haute taille, sur son grand cheval, et, retournant sur ses pas, vole vers l’ennemi, d’une course rapide, tandis que les sons horribles des clairons retentissent autour de lui.

Chant Onzième

C’était le premier jour auquel les serviteurs du Christ donnent le nom de jour du Seigneur, après les jours de joie où l’on célèbre les fêtes de Christophe et de Jacques. Les Gentils prétendent que ce jour est celui du soleil, qui s’est consacré la première heure de cette journée ; car chez eux, chaque jour porte le nom d’une planète et lui consacre spécialement sa première heure dans l’ordre que les poètes de l’antiquité ont adopté pour tracer la marche des temps.

Lorsqu’il vit les Français accourir en toute hâte avec leur roi, leurs bannières déployées pour la bataille, Othon, à qui l’on avait rapporté que, vaincus par la seule frayeur, les Français s’étaient enfuis pour retourner dans leur patrie, Othon fut saisi d’étonnement, et, perdant ses espérances, fit un mouvement en arrière, et se retira un peu sur la gauche. Là, rangeant son armée en bataille, et se détournant un peu vers le nord, il étendit ses troupes sur le terrain en une ligne non interrompue, de façon à occuper le premier rang, présentant le front de ses hommes d’armes sur une ligne droite qui occupait un espace de deux mille pas. De son côté aussi, le roi prit soin de prolonger les ailes de son front de bataille, afin de ne pouvoir être en aucun cas tourné ni enveloppé par ses nombreux ennemis.

Bientôt Othon, arborant les bannières de l’Empire, comme s’il voulait déjà célébrer par avance le triomphe dont il se croit sûr, élève dans les airs son étendard, s’environne des honneurs suprêmes de l’empire, afin de faire briller ses faisceaux au milieu d’un si grand appareil et de se proclamer par la victoire le souverain du monde entier. Il fait dresser au dessus d’un char un pal, autour duquel s’entortille un dragon qui se fait voir ainsi au loin et de tous côtés, se gonflant de la queue et des ailes, aspirant les vents, montrant ses dents horribles, et ouvrant son énorme gueule ; au dessus du dragon plane l’oiseau de Jupiter, aux ailes dorées, et toute la surface du char, resplendissante d’or, rivalise avec le soleil, et se vante même de briller d’un plus grand éclat.

Quant au roi, il lui suffit de faire voltiger légèrement dans les airs sa simple bannière, formée d’un simple tissu de soie d’un rouge éclatant, et semblable en tout point aux bannières dont on a coutume de se servir pour les processions de l’Église, en de certains jours fixés par l’usage. Cette bannière est vulgairement appelée l’oriflamme : son droit est d’être, dans toutes les batailles, en avant de toutes les autres bannières, et l’abbé de Saint-Denis a coutume de la remettre au roi toutes les fois qu’il prend les armes et part pour la guerre. En avant du roi cependant la bannière royale était portée par Galon de Montigny, très-vaillant homme. Ainsi les deux armées se trouvaient précisément vis-à-vis l’une de l’autre ; la portion de la plaine qui les séparait était peu étendue-, elles étaient rangées face à face, mais on n’entendait encore retentir aucune voix.

Placé de l’autre côté et vis-à-vis du magnanime Philippe, Othon était tout couvert d’or et revêtu des ornements impériaux. Le seigneur de Dreux, avec les gens de Gamache et de Ponthieu (qui n’étaient éloignés du roi que de manière qu’il n’y eût aucun intervalle entre leurs corps d’armée et le sien ), le seigneur de Dreux se plaça en face du comte de Boulogne et des Anglais, contre lesquels il nourrissait plus particulièrement une antique haine, et ses troupes étroitement unies formaient l’aile gauche de l’armée.

A l’aile droite, et à une grande distance du roi, le corps des Champenois menace les gens de la Flandre. Avec eux sont le duc de Bourgogne, le comte de Saint-Paul, Jean de Beaumont, et ceux qu’avait envoyés l’abbé de Saint-Médard, bourgeois illustres par une grande valeur, et qui étaient au nombre de trois cents. Chacun d’eux, monté sur un cheval, était transporté de joie en allant à la guerre, et brandissait avec ardeur son glaive et sa lance ; ils étaient tous venus de la vallée de Soissons, où s’élèvent des hommes pleins de vigueur. Entre ceux-là et le roi étaient placés, sur une ligne non interrompue, des hommes brillants de valeur, et chacun de leurs chefs resserrait autour de lui ceux qui composaient sa troupe, tandis que la trompette retentissait horriblement, invitant les guerriers à se porter promptement contre l’ennemi.

Pendant ce temps, l’élu de Senlis visitait rapidement les uns et les autres, les encourageant à veiller chacun à la défense publique, à combattre vigoureusement pour l’honneur de la patrie et du roi, à se souvenir de leur race qui, victorieuse dans tous les combats, a toujours détruit les ennemis ; sur toute chose à prendre garde que l’ennemi plus nombreux, prolongeant ses ailes, ne cherche à les envelopper, que sa ligne ne s’étende jamais plus que leur propre ligne, qu’aucun chevalier ne serve jamais de bouclier à un autre chevalier, mais plutôt que chacun se présente volontairement pour faire face à un ennemi.

Comme les gens de la Flandre attendaient toujours, ne daignant pas s’avancer à découvert dans la plaine ni sortir de leurs rangs, la troupe des gens de Soissons, impatiente et entrainée par les discours de Garin, lance ses chevaux de toute la rapidité de leurs jambes, et attaque les ennemis. Mais les chevaliers de Flandre ne se portent point à leur rencontre, et aucun signe même n’indique qu’ils veuillent se mettre en mouvement ; ils s’indignent extrêmement que la première charge dirigée contre eux ne soit pas faite par des chevaliers, comme il eût été convenable ; ils ne rougissent point de montrer leur extrême répugnance à se défendre de ceux qui les attaquent (car c’est le dernier excès de la honte, pour des hommes issus d’un sang illustre, d’être vaincus par des enfants du petit peuple), et demeurent immobiles à leur poste. Les gens de Soissons cependant ne pensent pas qu’il faille agir mollement avec eux ni les ménager, ils les maltraitent rudement ; ils les renversent de leurs chevaux, en tuent plusieurs, et ayant ainsi jeté le désordre parmi eux, les forcent enfin à abandonner leur position et à se défendre, qu’ils le veuillent ou non. Ainsi ces hommes, orgueilleux de leur noblesse, fiers de leur dignité, n’ont plus de honte enfin de combattre avec des hommes qui leur sont inférieurs, et leur portent et en reçoivent à leur tour des coups et des blessures. Mais enfin, dédaignant les bourgeois, Eustache, qui tire son origine de Maquilin, et est fier de ses illustres aïeux, s’avance au milieu de la plaine, et d’une voix superbe, s’écrie à plusieurs reprises : Mort aux Français ! II est suivi de Gautier et de Buridan, celui-ci venu de Ghistelle, celui-là de Furnes, et des chevaliers de Flandre, à qui cette méchante terre inspira dès la plus tendre enfance la haine du roi très auguste, et tous s’élancent d’une course rapide à la rencontre de nos chevaliers. Déjà les sons des clairons avaient horriblement retenti, et de tous côtés tous les corps de troupes engageaient le combat, et se précipitaient vers leur destinée. Michel des Harmes se jette contre celui qui criait, annonçant la mort aux Français, et de sa lance il lui transperce son bouclier. Eustache l’attaque à son tour, et le pressant, cherche à frapper de sa lance et la selle et les côtes du cheval, et l’une et l’autre cuisses du cavalier. Le cheval tombe, son maître roule avec lui, et ne parvient qu’avec beaucoup de peine à dégager ses cuisses de la lance qui le presse. Hugues de Malaune accourt alors, suivi de Pierre de Rheims et de la troupe des Champenois, et du comte de Beaumont et du comte de Sancerre. Toi Gaucher, et toi seigneur de Montmorency vous vous élancez de même sans aucun retard. Les milliers d’escadrons de la Flandre s’opposent à ces guerriers. Tandis que Ferrand combat, et par sa présence excite le courage des siens, les lances se brisent, les glaives et les poignards se heurtent ; les combattants, se frappant réciproquement de leurs haches de damas, se fendent la tête, et leurs glaives abaissés se plongent dans les entrailles des chevaux, lorsque les vêtements de fer qui recouvrent les corps de leurs maitres ne permettent pas au fer de les transpercer. Ceux qui sont portes tombent alors avec ceux qui les portent, et deviennent plus, faciles à vaincre lorsqu’ils sont ainsi renversés dans la poussière ; mais alors même le fer ne peut encore les atteindre, si leur corps n’est d’abord dépouillé des armures qui le protègent, tant chacun des chevaliers a recouvert ses membres de plusieurs plis de fer, et enfermé sa poitrine sous des cuirasses, des pièces de cuir, et d’autres sortes de plastrons ! Ainsi les modernes sont maintenant beaucoup plus soigneux de se mettre à couvert que ne l’étaient autrefois les anciens, qui souvent, ainsi que nous le lisons, tombaient par mille milliers en un seul jour. A mesure que les malheurs se multiplient, les précautions contre les malheurs se multiplient aussi, et l’on invente de nouveaux moyens de défense contre de nouveaux genres d’attaque.

Michel cependant se relève de terre, avec l’aide de ses compagnons, et quoiqu’il soit accablé de la double blessure qu’il a reçue dans les cuisses, il replace ses membres sur un nouveau cheval qu’il rencontre privé, comme beaucoup d’autres, de son maitre, car Hugues de Malaune avait renversé par terre celui qui le montait. Cependant Gautier plonge son épée dans les flancs du cheval de Hugues, et le met ainsi à pied. Devenu fantassin, et se raffermissant sur ses pieds, Hugues s’approche de son ennemi, et le frappant à coups redoublés, le force à se rendre en se reconnaissant vaincu. Avec lui est fait prisonnier Buridan, qui semblait se divertir, et s’écriait en ce moment : Que chacun maintenant se souvienne de sa belle ! Alors Michel cherche celui qui avait tué son cheval et qui lui avait porté à lui-même une double blessure ; l’ayant trouvé, il le serre dans ses bras vigoureux, lui enlève son casque, lui dépouille le visage et la gorge pour ouvrir ainsi un chemin à son glaive, et le frappant alors ; « Afin de rabattre du moins ton orgueil, ô Eustache, reçois maintenant, s’écrie-t-il, reçois la mort que tes cris promettaient aux Français : cet orgueil de ta langue est la seule cause de ta mort, c’est ta langue qui ne te permet plus de demeurer dans la société des vivants, et fait qu’en même temps que tu meurs, beaucoup de tes compagnons sont chargés de liens. »

Sur un autre point le duc de Bourgogne, transporté de fureur, agitait son glaive d’un bras agile au milieu des colonnes ennemies de la Flandre et du Hainaut. Mais tandis que dans l’excès de son audace ; et comme assuré de la fortune, il renverse les uns et les autres, et s’oubliant lui-même, se lance avec trop d’ardeur au milieu des ennemis, il éprouve la douleur de voir le cheval qui le porte, percé de mille glaives, tomber sur la terre et l’entrainer avec lui dans sa chute. Pendant que la fureur des ennemis s’exerce de tous côtés sur ses flancs, et le frappe à coups redoublés, une troupe de Bourguignons arrive en toute hâte et porte à temps encore un secours précieux à son seigneur. Les uns l’aident à se relever, tandis qu’il est ralenti dans ses mouvements par l’excès, de son embonpoint et par le fer qui le couvre ; les autres combattent et écartent l’ennemi, qui, le serrant de près, faisait toujours des efforts pour le retenir ; d’autres lui cherchent en hâte un cheval sur lequel il puisse remonter. Déjà il s’est placé sur un autre cheval ; on lui demande de prendre quelque repos jusqu’à ce qu’il se soit un peu délassé et qu’il ait pu du moins reprendre haleine : « Au contraire, répond-il, tandis que la bouillante colère entretient en moi le souvenir de la perte du coursier qui me conduisait à l’ennemi et mon honneur exige que je cherche à venger mon déshonneur. » Il dit, et s’élance au milieu des ennemis comme transporté de rage.

Les gens de la Flandre se jettent sur lui avec non moins d’ardeur. Les Bourguignons serrent leurs rangs ; chacun d’eux brule de venger la chute de son seigneur et du cheval qui le portait : des deux côtés les combattants s’engagent sur toute la plaine dans une mêlée tellement épaisse, et ceux qui frappent et ceux qui sont frappés se touchent de si près, qu’à peine peuvent-ils trouver la place ou l’occasion d’allonger le bras pour porter des coups plus vigoureux. Les vêtements de soie, attachés au haut des armures pour faire reconnaître chaque chevalier à des signes certains, sont tellement frappés et déchirés en mille lambeaux par les massues, les glaives et les lances qui frappent à coups redoublés sur les armures pour les briser, qu’à peine chaque combattant peut-il encore distinguer ses amis de ses ennemis. L’un est couché sur le sol, renversé sur le dos et les jambes en l’air, un autre tombe brusquement sur le flanc, un troisième est précipité la tête la première et se remplit de sable les yeux et la bouche. Ici un cavalier, là un homme de pied se livrent volontairement aux fers, craignant d’être frappés de mort plus encore que de vivre dans les chaines. Vous eussiez vu des chevaux répandus cà et là dans les champs, et rendant le dernier soupir, d’autres vomissant leurs entrailles froissées dans leur ventre, d’autres fléchissant sur leurs genoux et se couchant sur la terre, d’autres encore errant ça et là, privés de leur maître, et se présentant gratuitement à quiconque voudra se faire transporter par eux : à peine y a-t-il une place où l’on ne trouve des cadavres étendus ou des chevaux expirants.

Mais qui sera digne de parler dignement de la valeur du comte Gaucher qui, déployant toutes ses forces, et suivi d’une troupe de chevaliers bien armés, s’élance au milieu des rangs ennemis, à travers les milliers d’escadrons de la chevalerie de Flandre, semblable à la foudre à trois langues de flamme, ou à l’épervier qui disperse les canards effrayés, lorsque l’horrible faim dévore ses entrailles ? Nouvel Oger il chasse devant lui tous ceux qu’il rencontre, et de son glaive nu s’ouvre un chemin au milieu des ennemis, écartant ceux qui le serrent de près à droite et à gauche, renversant les uns, tuant les autres, en blessant d’autres encore, puis faisant un détour à la suite de cette étonnante scène de carnage, il revient par un autre côté, et enveloppe avec une égale valeur une foule innombrable de combattants qu’il retient enfermés comme des poissons pris dans un filet, de même qu’à Mantes, au milieu des eaux poissonneuses, Gaubert attire les aloses, au moment où elles s’élèvent à la surface des eaux, dans les filets qu’il leur a tendus ; ayant ainsi enveloppé les chevaliers, Gaucher les force à recevoir la mort ou à se livrer aux chaînes des vainqueurs ; ensuite, ayant vu de loin un de ses compagnons arrêté et fait prisonnier par l’ennemi, Gaucher baissant la tête, et embrassant le cou de son cheval d’Ibérie, s’élance une seconde fois au milieu des rangs. Tandis qu’il se précipite ainsi, les bras ennemis ne cessent de le frapper ; lui cependant ne relève ni la tête ni le bras avant d’être arrivé auprès de son compagnon ; il se redresse alors, tirant son glaive il renverse tous ceux qui retiennent encore celui-ci, le délivre, et le ramène avec lui sain et sauf et plein de vie.

Alors seulement les gens de la Flandre commencent à éprouver quelque mouvement de crainte, car tout le poids de la bataille porte sur eux. Toutefois ils ne veulent ni se retirer ni présenter le dos à leur ennemi, tant leurs cœurs sont remplis de colère et possédés du désir de conserver leur honneur ; ils aiment mieux mourir en combattant, ou se laisser charger de fers, tuer et être tués à leur tour, que se faire signaler pour avoir fui. Mais tandis que leur ardeur se ralentit, et qu’ils se montrent moins animés au combat, Hugues de Mareuil et Gilles d’Athies font tous leurs efforts pour atteindre Ferrand au milieu des ennemis. Ferrand blessé marchait déjà beaucoup plus lentement, après avoir combattu toute la journée sans prendre un instant de repos ; long-temps encore il lutte contre les deux chevaliers, mais enfin, vaincu et cédant à la fortune plus forte, il se rend pour n’être pas tué, et tous ceux qui suivent sa bannière et qui ne veulent pas se rendre comme lui, sont enlevés par la mort cruelle.

C’est ainsi qu’à l’aile droite Bellone déployait ses fureurs, et que la victoire au visage riant promettait ses faveurs aux enfants de la France. Toutefois, avant ces heureux évènements, elle ne s’était manifestée à eux que par des pertes douloureuses, afin qu’une si bonne conclusion fût plus agréable encore à la suite de la tristesse, et que la joie du succès fît oublier les maux antérieurs.

Pendant ce temps, au centre de l’armée, le roi fait resplendir son épée en face d’Othon, qui se renforçait en mettant en avant de lui un triple rempart de plusieurs milliers d’hommes de pied. Le comte de Boulogne usait aussi pour lui-même d’un semblable artifice, et avait également disposé les hommes de pied en trois corps formés en rond, afin de pouvoir, toutes les fois qu’il le voudrait, aller avec ces corps attaquer son ennemi, et se retirer ensuite au milieu d’eux, autant de fois qu’il serait nécessaire. Comme Othon demeurait toujours en retard, ne voulant pas attaquer le premier le roi, celui-ci impatient, ne pouvant supporter aucun délai, et brûlé du désir de combattre, osa enfin s’avancer au milieu des Teutons, hommes de pied. Mais tandis qu’il se hâte pour pénétrer à travers ces bandes de fantassins, une troupe d’entre eux armés de lances dirige contre lui ces lances dont la pointe était longue et effilée comme celle d’une alêne, et dont quelques-unes étaient dentelées comme les javelots recourbés, et armées vers leur milieu d’un crochet saillant et bien aiguisé. Munis de ces traits, les hommes de pied ne cessaient de poursuivre le roi, mais sans pouvoir faire incliner son corps ni à droite ni à gauche, ni le déranger de dessus la selle, sans même l’empêcher de les écarter avec son épée, se portant toujours en avant, renversant, tuant beaucoup d’hommes autour de lui. Ainsi il allait s’ouvrant un chemin à travers les ennemis, et se dirigeant toujours en droite ligne vers Othon, lorsqu’un homme plus audacieux que les autres perça les mailles de sa cuirasse entre la poitrine et la tête. La pointe du fer, poussée par un bras vigoureux, s’enfonça tant qu’elle trouva le bois, à travers un triple collier et la cuirasse à trois lisses, jusqu’au fer qui repoussa toute blessure, tout près de la peau, et précisément au dessous du menton. Le roi voulut alors se dégager de la lance en se retirant, mais elle résista, car le croc s’était engagé dans les plis des mailles, et comme le roi tirait de nouveau de toutes ses forces, poussé en même temps par la foule qui l’environnait, il tomba de la hauteur de tout son corps et fut renversé par terre, la tête en avant.

Ainsi étendu sur une place indigne de lui, le roi n’y put même jouir du repos qu’on trouve à être couché, tantôt les chevaux le pressant sous leurs pieds, et tantôt les barbares ennemis l’accablant de leurs traits. Bientôt cependant la force qui lui était naturelle l’aida à se relever, et il se retrouva sur ses pieds. Mais la pointe de la lance demeurait encore fermement attachée sous sa gorge, embarrassée comme elle était dans les mailles de la cuirasse et suspendue aux plis de la tunique qui brillait par dessus l’armure. Tandis que les Français la retirent enfin, repoussant en même temps les ennemis et préparant aussi un cheval sur lequel le roi puisse remonter, voilà, Othon arrive en hâte, suivi de ses Teutons remplis de fureur ; et sans doute dans leur cruauté ils eussent tué le roi sur la place même et eussent ainsi (ô crime !) attristé le monde de funérailles déplorables (car il leur eût été assez facile de le frapper de mort, tandis qu’il était étendu et que les ennemis l’empêchaient même de se relever de terre), si le chevalier des Barres s’avançant en hâte, et les plus illustres enfants de la France avec lui, ne se fussent aussitôt placés entre eux et le roi. Se portant en avant et laissant le roi derrière eux avec quelques-uns des leurs, ils forcèrent enfin les Teutons à reconnaître qu’ils sont réellement inférieurs aux Français, et qu’il n’y a aucune comparaison à faire entre eux pour les exercices de Mars.

Aussitôt que le roi, naguère homme de pied, se fut élancé d’un saut sur son cheval, tout bouillant de fureur, tout préoccupé du désir de châtier l’homme de pied qui l’avait renversé, devenu par sa chute plus terrible encore et plus dangereux, il travaille à assouvir les premiers transports de sa colère sur ces hommes de pied qui avaient été les auteurs de sa disgrâce, et leur porte à tous des blessures diverses, afin que quiconque parmi eux avait osé dans sa témérité ou porter la main sur lui, ou diriger des traits contre son corps sacré, apprenne par un tel châtiment combien est imprudent celui qui prétend de ses mains souillées toucher une personne sacrée !

A l’aile gauche cependant, le comte de Boulogne, qui n’est inférieur à nul autre dans les batailles, combat toujours avec acharnement ; tantôt son bras est armé d’une énorme lance de frêne, que tout autre pourrait à peine porter (semblable à celle qui, suivant ce que nous lisons, était portée dans la ville de Thèbes, berceau de Bacchus, et que Jupiter n’abattit qu’avec peine d’un coup de sa foudre), tantôt il manie un poignard, impatient de ravir la vie, tantôt il brandit son glaive tout rougi de sang. Sur le haut de sa tête le brillant cimier de son casque agite dans les airs une double aigrette, tirée des noires côtes que porte au dessous de l’antre de sa gueule la baleine, habitante de la mer de Bretagne ; en sorte que le chevalier, déjà grand de sa personne, ajoutant ainsi à sa grande taille ce bizarre ornement, semblait encore plus grand. Et comme au milieu de la forêt de Bière, toute couverte de rochers, s’élance d’une course rapide un cerf au corps immense, dont les bois à plusieurs branches annoncent déjà un grand nombre d’années ; on approche du mois d’octobre, le mois de septembre n’est pas encore terminé ; Vénus après un an lui a inspiré de nouveaux feux ; il s’élance avec vigueur sur les cerfs plus faibles, dont le front est moins orné de bois, et les chasse tous loin de lui, afin de demeurer vainqueur et de pouvoir, sous l’ombrage des hêtres, s’unir à la biche qu’il a préférée ; de même, du milieu des hommes de pied qu’il a lui-même disposés en rond avec habileté, pour s’en entourer comme d’un camp, le comte de Boulogne s’élance et vole contre Thomas et le comte de Dreux, tous deux fils de Robert, et contre Philippe de Beauvais de tous les Français ceux qu’il déteste le plus et qui l’ont forcé de s’exiler loin du royaume. A ses côtés, marchent le héros de Salisbury, Hugues de Boves, Arnoul d’Oudenarde, et l’essaim des chevaliers anglais, qui ont préféré ces champs aux champs de leur patrie.

En face d’eux et pour leur résister se présentent couverts de leurs armes Thomas de Saint-Valéry, conduisant avec lui les gens de Gamaches et du Vimeux, les fils de Robert et le comte de Ponthieu, encourageant de la voix et par leurs actions les gens de Dreux à marcher contre les ennemis. Rejetant leur lance et tirant leur glaive, les combattans s’attaquent des deux parts, et se confondant dans une seule mêlée, se frappent les uns les autres, redoublant avec fureur, couvrent les champs de leur sang, et teignent en rouge la verdure des prés.

Pendant ce temps le roi Othon, rempli de fureur, tandis que l’aveugle fortune le permet encore, élève de ses deux mains et brandit la hache qu’il fait retomber sur les Français. Renversant les uns, blessant les autres, il ne peut cependant briser entièrement leurs forces, ni faire pénétrer l’effroi dans leurs âmes pleines de vigueur. Tel cet horrible Briarée, couvert de ses armes dans les champs Phlégréens, se confiant en ses cent bras et en son corps immense, redoublant par son audace le courage des audacieux enfans de la Terre, osait faire la guerre aux habitans des cieux et au souverain Jupiter, mais lorsque celui qui régnait sur les immortels se fut livré aux justes transports de sa colère, armant sa droite de ses traits célestes, il lança sur Briarée un coup de sa foudre mesuré au nombre de ses bras, ne voulant pas le priver entièrement de la vie, mais le livrant au feu céleste et le plaçant ensuite sous les rochers de l’Etna, d’où il doit vomir à jamais des torrens de flamme, de sa bouche renversée ; de même Othon assouvit sa fureur contre les Français, espérant, mais en vain, pouvoir passer inopinément au milieu d’eux, pour aller aussi déployer les transports de sa colère contre le roi lui-même, qui se trouve enveloppé de tous côtés par des milliers d’ennemis furibonds. L’un se montre terrible par sa massue, l’autre redoutable par son épée ; celui-ci combat avec un épieu, celui-là avec des traits, un autre avec la hache à deux tranchans ; l’un armé d’un dard, l’autre d’un poignard aiguisé comme une alêne, cherchent sur une cuirasse un passage étroit, ou travaillent à rencontrer les oeillères du casque, pour y plonger leur fer et l’enfoncer dans le cerveau.

De son côté Philippe s’avançait aussi à la recherche d’Othon, ne formant d’autre vœu que de pouvoir le rencontrer seul à seul et combattre comme Énée contre ce nouveau Turnus. Déjà ayant abattu dans un premier combat les remparts qui s’opposaient à sa marche et frappé de divers genres de mort les hommes qui portaient des lances, il s’avançait en hâte vers Othon au milieu des rangs des chevaliers. Mais ni l’un ni l’autre ne put trouver le chemin libre devant lui, tant la mêlée était épaisse, tant les deux partis combattaient pêle-mêle. Un grand nombre d’hommes sont renversés, mais le carnage est plus grand parmi les Teutons, car le seigneur des Barres fait rage contre eux selon son usage, et engraisse les champs du sang qu’il répand à grands flots. Avec lui sont encore Pierre de Mauvoisin, le vigoureux Gérard, qui n’a point dédaigné de recevoir son surnom d’une truie, et beaucoup d’autres guerriers, au cœur invincible, qui ne désirent que de vaincre ou de mourir en combattant. Contre eux combattaient avec fureur le comte Othon, à qui obéit le pays de Tecklenbourg, Girard de Randeradt, et cet autre Girard, qui ne trouve parmi tous les Teutons aucun homme plus vaillant, ni plus grand que lui de corps et de cœur, Girard envoyé contre les Français des rives de la Baltique, qui jouissait d’une si grande réputation, et portait un si grand nom, qu’à peine la Saxe mettait-elle Othon au dessus de lui. Enfin, avec eux encore étaient d’innombrablés guerriers, qui tandis que la victoire balançait encore incertaine, et que la fortune semblait se montrer également propice aux deux partis, résistaient aux enfants de la France de toutes leurs forces et avec leur fureur accoutumée, n’étant pas encore contraints de reconnaître combien la violence allemande est inférieure à la valeur française.

Mais lorsqu’enfîn le roi fut parvenu jusqu’au corps des Saxons, et quand les enfans de la France virent leur roi auprès d’eux, s’étonnant qu’il fût remonté si légèrement à cheval, la surprise des Teutons et l’audace des Français s’accrurent à la fois. A peine est-il arrivé bouillant d’ardeur et de colère que la bataille se ranime encore plus, comme si l’on n’avait pas encore combattu. Les champs sont jonchés des cadavres des deux partis ; quelques seigneurs sont renversés sans blessure, une même chute frappe de mort et les seigneurs, et leurs chevaux, afin que celui qui portait console en mourant celui qu’il a porté, et qu’il n’ait pas à s’affliger, après avoir perdu son maître, d’obéir à son ennemi. Il en est qui, ayant perdu leurs chevaux, se redressent sur leurs pieds et combattent encore ; puis si le hasard leur fait rencontrer quelque cheval errant à l’aventure, ils se plaisent à s’y élancer soudain, sans s’inquiéter, après avoir perdu le leur, si celui dont ils s’emparent a appartenu à des compagnons ou à des ennemis, tant ils sont pressés de retourner au combat.

, tandis que la Parque cruelle se préparait déjà à rompre le fil de ses jours, Etienne, seigneur de Longchamp, chevalier dont la taille est immense, et à qui son courage donne encore de plus grandes forces, combattant en avant du roi, et en lourd d’un grand nombre d’ennemis, tantôt perce de son épée ceux qui lui résistent, tantôt, s’il ne trouve pas assez d’espace pour porter ses coups, saisit un ennemi de son bras vigoureux et le sépare, en le renversant, de son cheval qui hennit ; tantôt entassant les vivants sur les morts, il souille les premiers d’une souillure qui leur est étrangère, tantôt rencontrant des hommes déjà tombés, accablés du poids de leur armure, et qui dans leur chute même se sont déjà cassé la tête, ou brisé le cou, ou enfoncé les côtes, il leur enlève ce qui leur reste de vie. Mais tandis qu’il exerce ainsi sa fureur contre les uns, et se retourne ensuite contre les autres, comme si la victoire ne devait obéir qu’à lui seul, ne prenant pas un seul instant de repos, ne cessant jamais de porter des coups, un fer pointu comme l’alêne entre dans sa tête (sans qu’on ait pu savoir quelle main le dirigea), passant à travers les ouvertures du casque que l’on appelle les œillères, et qui transmettent les rayons de la lumière à la prunelle des yeux, tandis que sur toutes les autres parties du corps l’armure ferme tout accès aux blessures. Saisis tout-à-coup du froid de la mort, ses membres se raidissent sur la place même où il a fait un si grand carnage des ennemis ; le cheval abandonne son maître, dont l’âme va se réunir au feu du ciel, tandis que la terre reçoit sa dépouille terrestre.

Cependant le chevalier des Barres, ayant déjà inondé les champs de beaucoup de sang, se dégoûte de ces ennemis trop faibles et trop faciles à vaincre et, dédaignant leur rencontre, il ne cherche plus qu’Othon. Mais déjà Pierre de Mauvoisin retenait ce prince par les rênes de son cheval, et, de sa droite vigoureuse, s’attachant fortement au mords de l’animal, il s’efforçait de le retirer du milieu de la mêlée, et ne pouvait y parvenir, arrêté sans cesse par la foule environnante. Scropha accourt alors, et de son poignard bien acéré, porte à Othon un coup vigoureux dans le milieu de la poitrine, mais les armes de fer dont il avait recouvert ses membres ne plient point sous le fer. Scropha redouble et, furieux, relève le bras pour frapper plus rudement encore ; mais le cheval levant la tête rencontre son bras, et reçoit par hasard le coup. Frappé mortellement dans l’œil et au milieu de la tête, le cheval se cabre, en se levant, comme une chèvre, sur ses pieds de derrière, dégage ainsi ses rênes des mains de Pierre, qui les tenait encore, et, tout troublé du coup qu’il a reçu, recule en tournant en cercle, tandis que le mords, brisé dans sa bouche, ne peut plus contenir le superbe animal. Emporté par la chaleur et la douleur que lui cause sa terrible blessure, il entraîne violemment son maître hors de la foule ; mais bientôt la mort l’empêchant-d’aller plus avant, il tombe par terre, et, près d’expirer, fait rouler avec lui Othon dans la poussière.

Girard de Hostmar arrive alors d’une course rapide, et, s’élançant à terre, donne aussitôt son cheval à son seigneur et demeure lui-même à pied. Ô admirable fidélité et bien digne d’éloges dans ce chevalier ! afin que le roi ne périsse pas, le chevalier se livre volontairement à l’ennemi, bien assuré d’être pris et chargé de fers, ou d’être frappé de mort ; puis courant bravement à la rencontre du chevalier des Barres, il s’arrête dans sa marche et l’empêche de retarder la fuite d’Othon. Celui-ci, craignant, non sans raison, pour sa vie, ne ménage pas les flancs de son cheval, sachant bien qu’une fuite rapide peut seule le sauver, ne s’inquiétant plus de tous ceux de ses amis qu’il abandonne au milieu des dangers, exposés aux coups des ennemis et à la mort, et plus habile en cherchant pour le moment à prendre soin de sa personne qu’en voulant porter d’inutiles secours aux vaincus, assuré qu’il serait d’être lui-même vaincu. Guillaume en effet lui refusant tout repos, le poursuit toujours ; déjà l’agile chevalier saisit le derrière de l’armure de l’empereur, au-dessus de ses larges épaules ; il enfonce sa main vigoureuse entre le casque et le cou, et tandis qu’il s’efforce de détacher le casque de la tête, afin de lui couper la gorge avec son fer, voici le comte velu, Girard et Othon de Tecklenbourg et le chevalier de Dortmund, et la nombreuse troupe des Saxons arrivent à la fois, s’associent à celui qui fuit, et lui apportent ainsi quelque consolation, afin qu’ayant des compagnons, il puisse s’enfuir avec moins de honte. Tous, réunissant leurs efforts, résistent alors à Guillaume, et mille hommes ne rougissent pas de combattre contre un seul homme. Ne pouvant triompher de lui tant qu’il est à cheval, ils plongent leurs glaives dans les flancs de celui qui le porte, et ce n’est qu’à grand peine qu’ils parviennent à dégager de ses mains opiniâtres leur seigneur, qui, délivré par eux, prend de nouveau la fuite et présente encore le dos.

Ceux qui sont restés en arrière, attaquent alors Guillaume, pensant qu’il serait facile à tant de chevaliers de vaincre un seul chevalier combattant à pied ; mais lui se raffermissant sur ses pieds au milieu d’eux, et se débattant comme un lion furieux, frappant tour à tour de son poignard ou de sou épée, leur fait voir qu’il n’a pas moins d’audace et de valeur en combattant à pied que s’il était encore à cheval, tant il se montre prompt à renverser ces nombreux chevaliers qui l’enveloppent en foule, tant il résiste de toute la vigueur de son courage à leurs impétueux efforts ! Après qu’il s’est longtemps défendu seul contre eux tous, et qu’il a abattu sur la terre un grand nombre de ceux qui l’entouraient, enfin le héros de Saint-Valéry arrive à son secours, suivi de deux mille hommes de pied, tous remplis de force, munis de bonnes armes, fidèles en toute chose à leur seigneur, qui avait pris soin de les choisir dans tout son peuple pour les associer à son expédition, avec soixante chevaliers. Tout aussitôt le chevalier des Barres s’élance sur un cheval et le pousse en avant ; la troupe qui naguère l’avait enveloppé se disperse alors et recommence à fuir, mais tous ne se sauvent pas impunis. Les principaux d’entre eux, le comte Othon et Guillaume le velu, Conrad le Westphalien, Girard de Randeradt et beaucoup d’autres, distingués par leur noblesse, se rendent volontairement prisonniers, demandent eux-mêmes avec instance à être pris et chargés de fers plutôt que de perdre la vie, car les Français les pressaient tellement et en faisaient un tel carnage, que quiconque, négligeant la fuite pu voulant encore résister, tardait un instant à se rendre et à supplier pour obtenir grâce de la vie, éprouvait tout aussitôt combien sont amers les avantcoureurs de la mort, et allait, hôte nouveau, prendre sa place dans les demeures de l’Averne.

Loin de là cependant, et à l’aile gauche de l’armée, on combattait encore avec un courage égal, et la fortune se montrait encore également favorable aux deux partis. Poussant de l’un à l’autre les roues ensanglantées de son char, Bellone, les mains, les vêtemens, la poitrine et les armes teintes de sang, et avalant de sa bouche avide des torrens de sang, portait de tous côtés des milliers de morts et de blessures, tandis que la victoire, agitant au dessus du champ de bataille ses ailes encore indécises, livrait encore les deux partis à d’incertaines espérances. Mais au bout de peu de temps, tournant d’un seul côté ses regards par la volonté du Dieu suprême, elle se réjouit de diriger son vol vers les Français et d’enlever tout espoir à leurs ennemis. En effet, l’évêque de Beauvais ayant vu le frère du roi des Anglais, homme doué de forces prodigieuses, et que les Anglais avaient, à cause de cela, surnommé Longue-Epée, renverser les gens de Dreux et faire beaucoup de mal au corps d’armée de son frère, l’évéque de Beauvais s’afflige et, comme il tenait par hasard une massue à la main, oubliant sa qualité d’évêque, il frappe l’Anglais sur le sommet de la tête, brise son casque et le renverse sur la terre, le contraignant à y imprimer le sceau de toute la longueur de son corps. Et, comme si le noble auteur d’un tel exploit pouvait demeurer ignoré, ou comme si un évêque ne devait pas être signalé pour avoir porté les armes, il cherche à dissimuler autant qu’il lui est possible, et donne ordre à Jean, à qui Nivelle obéit encore, en vertu du droit de ses pères, d’enchaîner le guerrier qu’il vient d’abattre, et de recevoir la récompense de ce fait d’armes. Ensuite l’évêque, renversant encore plusieurs autres ennemis sous les coups de sa massue, renonce encore, pour d’autres chevaliers, à ses titres d’honneur et à ses victoires, pour n’être pas accusé peut-être d’avoir fait, comme prêtre, une œuvre illicite, attendu qu’il n’est jamais permis à un prêtre de se trouver en de telles rencontres, puisqu’il ne doit profaner ni ses mains ni ses yeux par le sang. Il n’est pas défendu cependant de se défendre soi et les siens, pourvu que cette défense n’excède pas les bornes légitimes.

Les fils de l’Angleterre, que les plaisirs de la débauche et les dons de Bacchus attirent avec plus de charmes que les présens du redoutable Mars, ayant vu leur seigneur ainsi chargé de chaînes, demeurent frappés de stupeur, abandonnent le champ de bataille, et fuient à travers la plaine, partout où les entraînent leur marche précipitée et l’effroi mêlé à un sentiment d’horreur. Hugues de Boves s’associe également à leur fuite ; il n’a pas honte de se sauver, lui qui naguère demandait la bataille plus haut que tous les autres, qui, se moquant du comte de Boulogne même, l’appelait traître et infidèle, parce qu’il déconseillait ce combat, disant qu’il n’y aurait pas de sûreté à attaquer les Français au milieu de la plaine, et qu’il connaissait bien leur bravoure et leurs exploits : « Tu fuiras, lui avait dit Hugues, comme un lièvre timide ; moi, je demeurerai, ou mort, ou chargé de fers. » D’un côté donc, les gens des Ardennes, d’un autre côté, et loin d’eux, les Saxons fuient également. Les Westphaliens et des milliers de Teutons s’éloignent du champ de bataille ; ici l’habitant du Brabant se sauve en courant loin des Français, là c’étaient les gens de la Flandre, ailleurs les Anglais : tous s’affligent de ne pouvoir trouver au milieu de la plaine des asiles où ils puissent se cacher pour panser du moins leurs blessures sanglantes, pour laisser passer du moins les premiers momens de cette horrible fureur, jusqu’à ce que Je glaive, rassasié de sang, veuille rentrer dans son fourreau, jusqu’à ce que les Français suspendent le carnage pour quelques instants, car ils ne cessaient point de les massacrer, et de les enchaîner de ces cordes qu’eux-mêmes avaient cru préparer pour les Français, avant d’engager la bataille.

Tandis que sur les deux ailes la fuite avait entièrement dégarni la plaine, le comte de Boulogne demeurait toujours au centre, se retirant fréquemment au milieu des bataillons de ses hommes de pied, furieux, et ne cessant de frapper de son fer meurtrier le sein de ses amis et de ses parents. Ennemi de ses amis, et délestant les enfans de sa patrie, ni l’amour du sol natal, ni la commisération due à un même sang, ni les liens d’une chair amie, ni les sermens prêtés tant de fois et depuis long-temps à son roi et seigneur, n’avaient amolli son cœur, endurci à force de sang ; son courage indomptable ne permettait à personne de remporter sur lui la victoire ; quel que fût celui que son bras pût atteindre, il s’en éloignait vainqueur, tant il se conduisait dans, les combats avec habileté et sagesse, tant la valeur qui lui était naturelle à la guerre proclamait hautement qu’il était véritablement issu de parents français ! Et quoique sa faute même l’ait fait dégénérer à tes yeux, Ô France, garde-toi d’avoir honte de lui, et que ton front ne rougisse point ! Non seulement les enfants ne sont point un sujet de honte pour ceux qui leur donnent le jour, mais de plus il arrive souvent qu’une bonne mère met au monde des enfans dépravés, et souvent aussi une méchante mère nourrit de son lait de saints enfants.

Se retirant tant de fois, et toujours impunément derrière les retranchements de ses hommes de pied, le comte n’avait à redouter sur aucun point d’être frappé de mort par l’ennemi. Nos chevaliers en effet, combattant euX-mêmes avec leurs glaives et leurs armes très-courtes, auraient redouté d’attaquer les hommes de pied munis de lances : ceux-ci, avec leurs lances, plus longues que les poignards et les glaives, et de plus, rangés en bataille dans un ordre tellement impénétrable, qu’ils semblaient entourés d’une triple enceinte de murailles, étaient si bien défendus qu’il n’y avait aucun moyen de les aborder. Le roi, ayant reconnu ces faits, envoya contre eux trois mille servans d’armes montés à cheval et munis de lances, afin de leur faire abandonner leur position en jetant le désordre dans leurs rangs, et de se délivrer ainsi de ce redoutable cercle de combattans. Une affreuse clameur s’élève alors, les cris des mourants, le fracas des armes, ne permettent plus d’entendre les sons de l’airain qui retentit. Il tombe, criblé de blessures, tout ce peuple dont le comte de Boulogne s’était enveloppé avec un art désormais infructueux, croyant vainement pouvoir à lui seul braver tous les Français , osant encore les combattre, tandis que tous les autres ont pris la fuite, et dédaignant de devoir la vie à une fuite honteuse.

Les malheureux ! ni leurs longues armes, ni leurs haches à deux tranchans, ni le comte lui-même, hors d’état de défendre plus longtemps ses retranchemens, ne peuvent les protéger ! Rien ne peut détourner la valeur du but vers lequel elle tend : seule, la valeur surmonte enfin tous les obstacles ; aucune puissance, aucun artifice, aucune force enfin ne peuvent lui résister ; seule, elle supplée à tout, et s’élève bien au dessus de tous. Elle se plaît à être l’intime compagne des Français, elle leur donne enfin de jouir pleinement de leur triomphe. Ils massacrent tous leurs ennemis, les envoient dans le Tartare, et enlèvent entièrement au comte de Boulogne l’asile qu’il s’était fait. Lui cependant, ayant vu la plaine inondée de tous côtés de fuyards, en sorte qu’il restait à peine auprès de lui trente hommes, cavaliers ou fantassins, débris de toutes ses troupes, afin que l’on ne puisse croire qu’il veuille se laisser prendre ou vaincre sans résistance, se précipite au milieu des Français, suivi seulement de cinq de ses compagnons, tandis que les Français enveloppent tous les autres et trouvent à peine dans leurs rangs serrés la place nécessaire pour les charger de chaînes. Puis le comte, comme s’il devait à lui seul triompher de tous ses ennemis, et comme s’il n’eût encore livré aucun combat de toute la journée, furieux, déployant toute sa vigueur et redoublant d’efforts, fait rage au milieu des Français, poussant devant lui pour arriver jusqu’au roi, ne doutant point qu’il prendra la vie de celui-ci pour prix de sa mort, et n’aspirant qu’à mourir en même temps que lui.

Un homme qui avait reçu de Tourelle et son nom de Pierre et son illustre naissance, marchait à pied, ayant perdu son cheval, tandis que le comte s’élançait avec audace dans les rangs de ses ennemis. Cet homme, digne par son origine et par ses exploits de devenir chevalier, était à la fois cher et illustre à la cour du roi. Voyant que le comte de Boulogne recommençait à combattre, sans vouloir jamais se rendre, et résistait même avec une valeur toujours nouvelle à tous ceux qui l’entouraient, Pierre s’avança promptement vers lui, souleva de sa main gauche le filet de fer qui, attaché par de larges courroies, enveloppait le ventre du cheval, et de sa droite enfonçant son glaive dans le corps du cheval au défaut de l’aine, il lui coupa les parties nobles. Retirant alors son épée, le sang coula en abondance d’une large blessure et inonda l’herbe verdoyante. A cette vue, l’un des fidèles amis du comte accourut auprès de lui, et saisissant vivement les rênes de son cheval, s’emporta en paroles et en représentations amicales contre le comte lui-même, qui, au mépris de la volonté de Dieu, et tandis que tous les autres ont pris la fuite, demeurait encore, s’efforçant à lui seul de vaincre ceux qui avaient vaincu, provoquant sa perte par une telle conduite, et ne craignant point de se précipiter vers une ruine bien méritée, lorsqu’il lui serait facile d’y échapper, en fuyant avec les autres. Tandis qu’il adresse au comte de tels discours, il l’entraîne malgré lui, en tirant son cheval par la bride, afin de le faire monter sur un autre cheval, et pour qu’il puisse ensuite prendre la fuite ; mais le comte résiste de toutes ses forces, ne pouvant en son cœur superbe renoncer jamais à combattre : « J’aime mieux, dit-il, être vaincu en combattant, mais en sauvant mon honneur, que vivre en fuyant. La vie ne vaut pas l’honneur à mes yeux. Je retourne donc au combat, quel que soit le sort qui me menace ! »

Il dit, mais déjà son cheval a senti ses nerfs se détendre et ne peut plus se tenir debout. Alors Jean de Condun et son frère Quenon accourent, frappent le comte à coups redoublés sur les deux tempes, et renversent à la fois et le cheval et le cavalier ; ils tombent tous deux la tête en avant, et déjà le comte est étendu sur le dos, la cuisse engagée et accablée de tout le poids du cheval. Tandis que les deux frère s’occupent à lier le comte, voici Jean, surnommé de Rouvrai, nom que le fait justifie bien en lui, survient et force enfin le comte à se rendre prisonnier, qu’il le veuille ou non. Et comme il tardait à se relever de terre, attendant vainement quelque secours, et espérant encore pouvoir s’échapper, un certain jeune garçon, nommé Gornut, l’un des serviteurs de l’élu de Senlis, et marchant en avant de celui-ci, homme fort de corps, arrive, tenant dans sa main droite un horrible poignard. Il voulait enfoncer le fer dans les entrailles du comte, à la place où la cuirasse se réunit aux cuissards ; mais la cuirasse cousue dans le cuissard refuse de s’en séparer pour s’ouvrir devant le poignard, et trompe ainsi les espérances du jeune homme. Il tourne cependant autour du comte, et cherche d’autres moyens d’en venir à son but. Ecartant les deux fanons de baleine, et bientôt rejetant le casque tout entier, il le marque d’une large blessure sur son front mis à découvert. Déjà même il se disposait à lui couper la gorge ; nul ne le retient ; bientôt, s’il lui est possible, il lui aura donné la mort... Le comte cependant lui résiste encore d’une main, et fait tous ses efforts pour repousser la mort aussi longtemps qu’il le pourra. Mais enfin, arrivant d’une course rapide, l’élu de Senlis éloigne de la gorge du comte le fer qui la menace, et repousse lui-même le bras de son serviteur. L’ayant reconnu, le comte lui crie : « Oh ! ne permets pas, mon bon élu, ne permets pas que je sois ainsi assassiné ! Ne souffre pas que je sois condamné à une mort aussi injuste, et que ce garçon se puisse réjouir d’être l’auteur de ma destruction ! La cour du roi me condamnera bien mieux ; qu’elle m’inflige là peine que j’ai encourue. » Il dit, et l’élu de Senlis lui répond en ces termes : « Tu ne mourras point, mais que tardes tu tant à te lever ? Lève-toi, il faut que tu sois présenté tout de suite au roi. »

Ayant dit ces mots, il force le blessé à se relever, quoiqu’il ne le veuille point. Son visage et tous ses membres sont inondés d’un torrent de sang ; il ne peut presque soulever son corps pour remonter à cheval, l’élu de Senlis l’y replace, aux applaudissemens de tous ; à peine encore semble-t-il vaincu. L’élu le confie enfin à la garde de Jean de Nivelle, afin qu’il aille offrir au roi cet agréable présent.

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